mercredi 27 février 2013

Le mythe de l'Ardenne-refuge

Lors de quelques fouilles dans de vieux papiers (j'adore ça, j'avoue), voici le résultat d'une trouvaille.

Bonne lecture !

Des quatre fils Aymon aux proscrits d'Aywaille

Assassinats sans cadavres dans le val d'Amblève

N.B. : la première partie (en grisé) qui va suivre est une longue introduction et mise en contexte. Elle n'est pas vraiment nécessaire à l'intrigue et n'apporte pas grand chose, si ce n'est quelques élucubrations poético-touristiques. 

Ardente et mystérieuse Ardenne ! Elle fut terre de légendes avant d'être terre de tourisme. Dans ses sinueuses vallées, dans ses vallées profondes des mythes ont pris corps, des légendes sont nées. Et puis, aussi, des personnages historiques s'y sont égarés, cachés, évanouis. Tous ces contes merveilleux dans lesquels la fiction se mêle si étroitement à la réalité qu'il est impossible de les dénouer l'une de l'autre, nous allons vous les raconter. Il était une fois... l'Ardenne !

Il lui reste des étendues de bois, de fagnes désolées et des falaises ininterrompues de roches dures. Des grottes profondes et parfois mal explorées, comme celles de Rochefort, de Han, de Nismes ; de Nichet, Dinant, Huy, Tilff, Comblain ou Remouchamps. On y voit des vallées où l'eau vive galope en fille sauvage ; des voies à bateaux qui ont percé des collines pour passer sous les frontières. Des souterrains perdus ou retrouvés, comme celui qui mène en quatre lieues de Chassepierre à Carignan ; comme cet autre qui a relié Saint-Hubert à Stavelot et dont j'ai détecté moi-même deux ou trois poches. Des fantômes de moines blancs se sont égarés dans ces noirs labyrinthes, depuis le temps de Plectrude. Ces moines qui ressucitent maintenant, à chaque laetare, en la ville du prince-abbé, dans leurs suaires de clair de lune. Mais on ne croit plus aux fantômes à présent que par les jours de carnaval. 
Il lui reste surtout son passé et sa gloire. Ce passé qui remonte déjà à la belle époque du Verlaine-enfant venu jouer sur la place communale de Paliseul et qui plus tard voulu revenir s'y ancrer :
Au pays de mon père, il est des bois sans nombre...

De Charlemagne aux maquisards

On la connaissait par son histoire et ses légendes. Par le secours qu'elle accordait aux quatre fils Aymon qui, d'Amblève à Château-Regnault, à Laon, y vont défier Charlemagne, avec encore mille ans plus tard, tout le populaire de France et de Belgique pour le soutenir.
Et avant eux, par Berthe aux grands pieds qui, pendant huit années va "filer la quenouille" comme une serve, cachée dans la masure du voyer Simon, attendant patiemment que son royal époux, Pépin, aille lui rendre justice et la couronner première dame de France. 
On n'ignore rien de ce qui la hanta, grâce à d'autres "chansons de geste" scandées en Gaule, en Ecosse, en Germanie, en Roussillon ; ces épopées dont celle qui parle de Thierry l'Ardennois :
qui plus a mille hommes mordris et estranlés 
en la forest où il a conversé
Les bardes ont chanté que sont repaire était en Oridon : 
qui siet sor le rochier
dedans Ardennes, le boschaige plénier...
Que ce Oridon soit "Montessor-Monthermé", près de Mézières, ou mieux notre Laroche "entre Semois et Meuse", peu importe. Le contexte le dit : il était au coeur de la grande sylve. Et Thierry, le hors-la-loi fidèle à son serviteur Charles, y vivait rassuré sinon paisible, parmi les chevaux merveilleux comme Bayard et Papillon ; assisté d'enchanteurs subtils, comme Basin avec son "herbe qui rend invisible", et Maugis qui fera danser les pairs de France sur leurs destriers caparaçonnés, et le nain Galopin et d'autres. Des femmes-fées, malgré leur talon de boiteuse, sauront retenir leur époux et le défendre contre le plus puissant des conquérants. 
Les siècles passeront et l'Ardenne restera isolée sur son méridien boréal, toujours secrète et protectrice. On la dira tutélaire, pour Bouchard d'Avesnes, l'excommunié, l'époux traqué de Marguerite la Noire, fille du nouvel empereur de Constantinople, encore comte de Flandre et du Hainaut ; elle qui pendant six années du trouble XIII° s. abandonnera sa brillante cour du Quesnoy pour la maison de chasse de Houffalize et ses abords rustiques.
De ce donjon des amours anathématisées, que peut-on retrouver ? Pas même le souvenir ! Et la ville qui naquit alentour jusqu'à devenir un petit "Versailles-en-Ardennes", Bastogne en étant le "Paris", elle fut détruite à maintes reprises. Voyez la aujourd'hui : encore toute de pierres fraîches et sous de nouveaux toits d'ardoises. Mais elle se fait aussi hospitalière qu'au temps jadis et même un peu touristique. 
Avant l'ère de ces touristes, elle aura encore accueilli, l'impénétrable Ardenne, des pélerins mystérieux et des criminels mal repentis ; des reines frappées d'ostracisme et des Faublas en désir d'aventures ; des grands d'Espagne et des libellistes fuyant la prison ; des rois (les nôtres) qui courtisaient la grandeur même dans l'élémentaire nature. Des gens braves qui osaient faire front à l'adversité et des lâches fraîchement dorés ou titrés qui avaient peur de leur ombre. Des poètes surtout, et des amoureux. Tous les spécimens de l'humanité ardente. 

Miracles au XX° siècle

Elle aura encore du sang d'homme répandu sur ses mousses et de la force mâle à souffler dans les coeurs volontaires. Elle sera la théâtre des parachutages nocturnes sur les landes parfumées des crêtes ; des trains de munitiuons qu'on fait sauter à Evrehailles ; de l'épopée de Graide et la tragédie de Patignies. La guerre sous le couvert est le plus souvent silencieuse et d'autant plus atroce.
Puis, nouveau miracle, pareil à ceux de Saint-Remacle domptant les loups stavelotains ; de saint Hubert s'agenouillant devant le cerf à  la croix ; miracle semblable aux apparitions de Beauraing ou de Banneux : la "Vierge du Maquis" va surgir spontanément dans les bois de Couvin et sous les ramilles de Gedinne.
Toute seule, elle était descendue sur la terre la plus dure à vivre. Elle ne devait plus quitter l'Ardenne.
En dépit de la paix revenue, de la prolifération des hôtels restaurants, des scooters à essence et de la ruée des vacanciers, campeurs ou non. 

La Mohinette au val d'Amblève

Il est à remarquer que la plupart des errants, proscrits ou solitaires qui vinrent se réfugier, avec des chances diverses, dans l'Ardenne accueillante lui venaient souvent de France. Comme si la fame et le prestige des vieilles "chansons de geste" avaient pour toujours gravé l'antique forêt dans l'esprit de nos voisins. Il est vrai qu'elle étend sur les épaules de deux de leurs départements, quelques belles ondes de sa noire crinière et qu'elle fut le berceau de plusieurs de leurs plus vivantes légendes. 
Chez nous, la pittoresque vallée de l'Amblève n'est plus aujourd'hui ce qu'elle était il y a un peu plus d'un siècle. Son dessin est autrement dégagé.
Tout de même, à Martinrive, non loin d'Aywaille, on ne peut pas ignorer cette tour d'Amblève qui fut l'ancien  donjon des quatre fils Aymon, ou plutôt de leur père, le duc. On ne peut pas ne pas la voir rêvant sur sa crête nue, aigüe, bleu ardoise et gris pourrissant, les pieds bravant le flot sonore de la rivière. On sait qu'avant le duc elle avait du servir de geôle à Gripon qui se révolta contre tout et contre tous, d'Austrasie en Neustrie, de Mayenne en Maurienne, où il devait périr, sans doute pour s'être trop éloigné de sa forêt natale. 
Pourtant, ce n'est pas dans ces ruines de ruines, mais à leur ombre pour ainsi dire, que va se dérouler en 1797 le drame mal expliqué de la "Mohinette". Ce sera un mystère policier qu'il est possible d'élucider aujourd'hui sans enlever tout à fait son caractère d'énigme. 

Deux assassinats sans cadavre

Une nuit du mois de juillet arrivèrent chez Cornesse, l'hôtelier d'Aywaille, qui les attendait, un couple de voyageurs étrangers qui avaient d'étranges allures. 
Ils étaient envoyés par un ami commun habitant Liège, mais ils venaient de bien plus loin, après avoir fui les prisons de France et connu bien des périls. Un guide, homme de confiance, les avaient amenés par des chemins détournés, leur présence dans le département de l'Ourthe devant, pour leur salut, d'être tenue secrète. 
Le proscrit et sa jeune femme, qui était visiblement de haute extraction, confièrent à leur hôte qu'ils comptaient sur lui pour les cacher pendant tout un mois. Leur nom de "Sylvain" était, naturellement, un nom d'emprunt. Ils confessèrent aussi qu'ils travaillaient à des changements politiques qui devaient modifier la face de la France. Ils avaient déjà pu voir que la police des "Directeurs" les suivait à la trace. Leur plus grand ennemi était un jeune général nommé Bonaparte. C'est pourquoi ils avaient besoin d'une retraite sûre, pour les trois ou quatre semaines nécessaires à l'aboutissement de leurs plans. 
Le val d'Amblève était alors loin des zones d'agitation. L'hôtelier Cornesse possédait, à un quart de lieue du village, dans une gorge sauvage, une demeure isolée, ancien ermitage, entouré de bois épais où ses protégés pourraient se tenir à l'abri de tous regards. On l'appelait "la Mohinette", ce qui veut dire en wallon la petite maison. 
Il les y conduisit. De nuit, bien entendu, en prenant de grandes précautions. Le guide les suivaient chargé d'abondantes provisions afin d'éviter d'intempestives allées et venues qui pourraient éveiller la curiosité des villageois. L'hôtelier avait fait installer des lits, mis de la bougie et déposé deux coffres pleins de vêtements et de papiers arrivés la veille par messager. Les volets hermétiques ne laissaient passer nul trait de lumière. 
Les Sylvains y demeurèrent d'abord fort tranquilles, s'y terrant le jour, expédiant parfois à un correspondant liégeois quelque dépêche que Cornesse se chargeait de faire parvenir. 
Cependant, des sbires inquiétants s'étaient mis à battre les bois des alentours. L'hôtelier, qui en fut averti, pensa alerter les pourchassés. Mais il était déjà trop tard. Un soir, on trouva la "Mohinette" plus silencieuse encore, et vide. Tout y paraissait intact, sauf les coffres qui avaient été fouillés et laissés sans le moindre document.
Qu'étaient devenus les proscrits ? En fuite ! Ou bien emmenés par une bande de "chauffeurs" qui hantaient aussi la vallée inaccessible ?...
On sut par une fillette d'un hameau voisin qui, dissimulée dans les buissons du vallon avait assisté au drame, on sut que les mystérieux Sylvains avaient été assassinés par deux criminels qui emportèrent les corps.

Aujourd'hui, les Mohinards...

Averti par le maire, le juge de paix de Louvegnez vint faire une enquête. On explora les lieux sur une grande étendue, mais sans rien trouver. 
Le magistrat avisa de l'affaire le tribunal de Liège et l'accusateur public, alors Aug. B. Renier, vint manifester péremptoirement l'avis que la relation de la fillette n'était qu'une fable. L'hôtelier et le guide qui avait piloté les étrangers se tinrent cois, craignant d'être compromis dans ce qu'ils devinaient être une grave conjuration royaliste. 
Ce ne fut que longtemps après que l'on découvrit dans une caverne des environs que bouchaient des broussailles, deux squelettes qui étaient de taille différente. 
Alors, il y avait aussi un très long temps que Cornesse avait suivi dans les gazettes, avec la plus grande attention, les nouvelles rapportées sur le coup d'Etat du 18 fructidor (4 septembre 1797) succédant à la conjuration Babeuf-Barthé (26 mai 97). Cette fois, les salles des Anciens et des Cinq Cents avaient été envahies par les troupes de Bonaparte et deux directeurs. Carnot et Barthélémy, arrêtés avec cinquante-trois députés. Des preuves de la conjuration avaient été saisies chez le principal affidé du prince de Condé. 
Celui-ci avait pour intermédiaire auprès de Pichegru, lequel sera expédié à la Guyane, le député Lambert-Colomès qui pourra prendre la fuite. L'assassiné de la "Mohinette" n'était donc pas cet actif agent des Bourbons, mais de ses émissaires certainement. Encore que Marcellin Lagarde, à court d'invention dans ses légendes de spectres et de boucs d'or, ait pu fort bien composer avec l'histoire et la solliciter. 
Enfin, près de deux siècles ont passé. Juste en face des ruines carolingiennes, à la même hauteur, la "Mohinette" est toujours là, mais reconstruire et aménagée en paisible fermette. Les fermiers s'y appellent les "Mohinards". On peut les croire quand ils vous disent qu'ils ne craignent pas plus Bonaparte que les revenants, les sbires ou les "chauffeurs". Car l'Amblève est devenue un pays fort tranquille, de grand tourisme et qui attire chaque année des foules de vacanciers.



FRENAY-CID
Le Soir, mardi 27 janvier 1959

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